Si au XVIIIe siècle, le recours à la mise en nourrice est chose courante, les mœurs évoluent au XIXe siècle et, avec elles, la pratique de l’allaitement. Dès lors, la mise en nourrice devient un véritable commerce avec ses codes, ses règles, ses tarifs et ses abus. Une (r)révolution liée également à celle du biberon.

Article de presse, par Paule Valois, paru dans le magazine Historia

« Un commerce » de l’allaitement organisé et contrôlé

Des médecins s’attaquent aussi à la bouillie précoce, à base de froment, de lait de vache, de pain, de pommes cuites ou de châtaignes, donnée dès le premier mois. J.C. Des Essartz, par exemple :

« Les enfants dont le ventre est dur et bouffi sont maigres et décharnés dans tout le reste du corps et épuisés par des fièvres lentes (…) de là naissent les coliques, les dévoiements, l’insomnie et les convulsions qui font périr un grand nombre d’enfants. »

Tous ces efforts se révèlent bien insuffisants face aux contraintes économiques. Néanmoins, ils entraînent une intrusion des autorités publiques dans le but d’organiser et de contrôler ce qu’on peut appeler le « commerce » de la mise en nourrice qui tend à se détériorer à cause de la hausse de la demande.

En 1769, le lieutenant-général de police de Paris réunit les quatre bureaux existants pour créer le Bureau des Nourrices qui garantit 8 livres par mois aux nourrices, même si les parents ne paient plus, dans le but d’améliorer le nombre et la qualité des nourrices recrutées ainsi que la santé des enfants.

Nourrice sur lieu : un métier lucratif

Cette prise de conscience dans les milieux les plus avertis, noblesse et bourgeoisie, entraîne le développement de la pratique de la « nourrice sur lieu » que l’on fait venir chez soi afin de la surveiller de près. Ce phénomène, spécifiquement français, est bien circonscrit dans le temps, entre le début de la Restauration et la Première Guerre Mondiale. Les nourrices viennent à Paris de Seine-et-Oise, du Loiret ou encore de la Somme et de Bourgogne.

L’accueil des enfants par les « nourrices de campagne » est déjà un apport substantiel pour l’équilibre du budget familial de petits propriétaires exploitants ou de journaliers agricoles dont le déficit annuel est de l’ordre de 150 à 250 FRF par an, tandis que le salaire mensuel pour l’accueil d’un nourrisson est de 18 FRF en 1876 et de 44 FRF en 1911.

Éviter l’exode rural

L’apport financier des « nourrices sur lieu » est encore plus déterminant. La jeune mère, issue d’une famille de petits exploitants qui quitte tout pour aller passer 12 ou 18 mois dans une famille noble ou bourgeoise – soit le temps d’une « nourriture » -, revient avec un revenu net de l’ordre de 1 000 FRF, tenant compte des nombreux cadeaux et primes reçus. Il s’agit alors d’une somme bien supérieure aux salaires du Morvan et qui permet souvent au ménage de s’acheter une parcelle de terre ou une maison.

On y surnomme d’ailleurs « maisons de lait » celles que les revenus de l’allaitement ont permis de remettre en état. Cet apport du travail des femmes a permis de limiter l’exode rural de cette région, de valoriser les femmes et d’introduire à la campagne des mœurs urbaines comme l’habitude de servir une tasse de thé au visiteur.

Le métier est donc considéré comme agréable malgré ses lourds handicaps : le chagrin d’une longue séparation, sans retour et avec peu de visites, d’avec le mari et, surtout, d’avec son propre nourrisson qui est, au mieux, allaité par une femme de la famille ou une voisine, et souvent nourri au lait de vache ou de chèvre. Ses chances de survie, séparée de sa mère, se trouvent réduites.

Théophile Roussel, auteur éponyme d’une loi (le 23 décembre 1874) relative à la protection des enfants en bas âge, dénonce violemment la pratique de la nourrice sur lieu :

« Derrière, il y a un petit mort et deux mères coupables : la nourrice qui a abandonné son enfant et celle qui achète, pour son propre enfant, le lait qui appartient à une autre. »

La fin du phénomène de la mise en nourrice

Au XIXe siècle, les bureaux de placement publics déclinent en faveur des bureaux privés, peu contrôlés. L’Académie de médecine relance le débat et les enquêtes dans les années 1860. Le tout aboutit à la Loi Roussel qui prévoit l’enregistrement des enfants placés, la surveillance d’un médecin-inspecteur et la visite d’une commission locale chez la nourrice. Les bureaux de placement doivent être autorisés et surveillés par la préfecture.

C’est la révolution pasteurienne, en permettant l’allaitement au biberon sans danger, qui met fin indirectement au phénomène des nourrices dont la baisse est progressive jusqu’en 1914 avant sa quasi-disparition à la fin des années 20.

En 1913, 7,5 % des enfants parisiens sont mis en nourrice contre 34 % en 1889. Ce déclin est favorisé par la baisse notoire du taux de travail féminin entre 1906 et 1926 en France.

Les biberons meurtriers

Affiche biberonLe biberon existe depuis l’Antiquité, sous la forme de pots, de mamelons ou de gourdes de grès. Au Moyen Âge, on utilise des cuillères, des tasses de bois ou des gobelets en argent. Jusqu’au XVIIIe siècle, les biberons d’usage courant sont de petits pots de bois ou de terre vernissée ou encore des tasses ayant l’apparence de petits canards de faïence.

Hélas, nourrir les enfants au biberon, avec du lait de vache ou de chèvre, prétendu meilleur, a longtemps été synonyme de risques mortels. Les pots en fer blanc, très utilisés dans les hôpitaux, rouillent et mettent en danger la santé des bébés, de même que les bouteilles en étain, matériau qui contient du plomb à l’origine d’une intoxication provoquant diarrhées, vomissements et convulsions souvent mortelles. Aux micro-organismes contenus dans le lait trait depuis plusieurs heures s’ajoutent ceux des biberons pour provoquer de terribles infections gastro-intestinales, causes d’une importante mortalité.

L’habitude d’utiliser des cornes d’animaux remonte au moins au Moyen Âge : elles sont percées et enrobées d’un morceau d’étoffe ou de cuir souple recouvert d’un chiffon qui permet la succion, mais est responsable de dangereux vomissements et coliques. Le « drapeau » qu’on noue également au col du biberon, avant la création de la tétine, est un linge, morceau de cuir, éponge ou pis de vache parcheminé. Il abrite, lui aussi, en l’absence de désinfection, une grande quantité de microbes responsables de gastro-entérites.

Le biberon en verre, dès le début du XVIIIe siècle, aurait pu améliorer nettement l’hygiène car il se nettoie facilement mais c’est tout le contraire qui se produit. En effet, ces biberons ont parfois des becs de métal ou des embouts en liège ou en bois, matières qui, en se décomposant, provoquent chez le nourrisson des infections de la bouche. La tétine de caoutchouc, beaucoup plus saine, apparaît vers 1830. Reste que l’invention surnommée « biberon infanticide », est équipée d’un bouchon percé dans lequel passe un long tube en caoutchouc. Le nettoyage du tube est difficile et ce nid à microbes est mortel pour des milliers d’enfants jusqu’à son interdiction légale en 1910.

Seule la pasteurisation (stérilisation par la chaleur), appliquée au lait à partir de 1888, puis le biberon en pyrex (verre résistant à la chaleur) qu’on stérilise aussi, permettent de détruire tous les germes et de réduire de façon significative la mortalité infantile.

Bibliographie

  • Au temps des nourrices du Morvan, Noëlle Renault, 1997
  • L’heureux événement : une histoire de l’accouchement, Musée de l’assistance publique-hôpitaux de Paris, 1995
  • Les nourrices, Gilbert Astorg, Marcel Vigreux, AHDP, 1994
  •  Selling mother’s milk : the wet-nursing business in France, 1715-1914, George D. Sussman, Université de l’Illinois, 1982.

À propos de l’autrice

Paule Valois est guide-conférencière professionnelle, historienne, journaliste. Elle propose des visites thématiques, fait découvrir le Paris historique, visible dans l’art de ses monuments et le destin de ses grandes figures, mais aussi l’histoire des Parisiens, et des femmes en particulier, à travers les événements historiques mais aussi la législation et les habitudes de la vie quotidienne.

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