Dans ce premier roman sorti en août 2022 et déjà récompensé par deux prix littéraires, Laura Poggioli s’empare de la thématique des violences envers les femmes pour relater une histoire qui résonne furieusement avec l’actualité.

Par Sarah Sauquet

Chronique d’un fait divers : l’affaire Katchatourian

À l’été 2018, un fait divers défraie la chronique en Russie. Le 27 juillet, trois sœurs, armées d’un couteau, d’un marteau et d’une bombe lacrymogène, assassinent leur père dans l’appartement familial, situé dans un quartier nord de Moscou. Âgées de 17 à 19 ans, Krestina, Angelina et Maria Katchatourian enduraient depuis des années les pires sévices de la part de leur père, Mikhaïl, un véritable tortionnaire. Les sœurs sont arrêtées.

Nombreux sont ceux qui prennent alors la défense des trois sœurs, pointant la non-assistance à personne en danger alors qu’il était de notoriété publique, dans l’entourage familial, scolaire, amical, au sein du voisinage, que Mikhaïl Katchatourian était violent. Les deux sœurs aînées seront jugées pour « meurtre commis en groupe avec préméditation », tandis que la troisième, mineure au moment des faits et jugée irresponsable, recevra une obligation de soins médicaux.

L’affaire, très médiatisée, donnera lieu à des manifestations de soutien et connaîtra des rebondissements.

« S’il te bat, c’est qu’il t’aime »

Si l’histoire des trois sœurs divise la Russie, bouscule tant l’opinion publique, c’est parce que les violences domestiques y sont un véritable fléau, qui a ses raisons historiques, culturelles, endémiques et systémiques.  « S’il te bat, c’est qu’il t’aime », dit un célèbre proverbe russe.

Un an auparavant, le pays a dépénalisé les violences domestiques, réforme obtenue avec le soutien de l’Église et des ultraconservateurs. Il n’est vraiment pas rare que des femmes soient assassinées, torturées, amputées, et la police n’intervient que trop rarement face à ces violences exercées par un conjoint, dans l’intimité foyer.

« En 2011, une autre étude menée par Rosstat estimait à seize millions sur soixante-six le nombre de femmes victimes de violences domestiques, soit une femme sur quatre. »[1]

Récit intime et amour de la Russie

Parce qu’elle a elle-même vécu en Russie et qu’elle est passionnée par ce pays, Laura Poggioli entremêle le récit de ce fait divers à sa propre expérience dans ce pays, où étudiante et en couple avec Mitia, un jeune russe, elle avait été elle-même confrontée à cette violence.

L’œuvre est cohérente et alignée : elle est logique dans sa construction, et la voix de Laura Poggioli est légitime, justifiée par une connaissance certaine de cette affaire, et de la Russie. Les parties narratives, et romancées, dans lesquelles Laura relate son expérience, répondent très bien aux chapitres consacrés aux trois sœurs.

Ces chapitres autobiographiques éclairent d’un jour nouveau ceux consacrés aux sœurs, en témoignant d’une autre violence domestique. Le style est incandescent, de nombreux passages sont ou bouleversants, ou insoutenables, c’est selon, et Laura Poggioli apparaît habitée par un sujet qu’elle a manifestement porté en elle pendant des années, jusqu’à une pleine maturité qui transparaît dans une exécution brillante, dont témoigne tout particulièrement le dénouement.

Si, comme moi, vous n’avez qu’une connaissance littéraire de la Russie qu’on dit sainte ou éternelle, si vous sentez, en lisant Tchekhov, un malaise sur lequel vous ne parvenez pas bien à mettre le doigt, lisez Trois sœurs sorti en librairie le 18 août et qui vous en apprendra beaucoup sur la Russie. Une excellente façon de poser un regard dépassionné sur ce pays, sur les femmes qui y vivent et sur ce que certains hommes leur y font subir.

Pour en savoir plus 

Laura Poggioli, Trois sœurs, 2022, L’Iconoclaste, 320 pages, 20 euros

Trois sœurs a été récompensé du Prix Envoyé par La Poste 2022, et du Prix du Premier Roman lors du festival Les Écrivains chez Gonzague Saint-Bris 2022

[1] Laura Poggioli, Trois sœurs, 2022, L’Iconoclaste, p 140

 

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