Il suffit parfois de revoir un classique des années 1950, avec un œil neuf, pour (re)prendre conscience des inégalités entre les sexes. « En visionnant un film d’Alfred Hitchcock, j’ai constaté à quel point il était naturel pour un homme mature de draguer une jeune femme, alors que l’inverse était considéré comme socialement inadapté », raconte Bruno. Ce graphiste de 56 ans, résidant en région parisienne, a toujours été « très intéressé par les rapports femme-homme, et leurs équilibres et déséquilibres ». Entretien avec Bruno, féministe et engagé en faveur de l’égalité des genres.

Par Gilles Marchand

Quel regard porte-t-il sur le sujet ? Selon lui : « On ne parle pas assez de la culture ciné et des grands maîtres qui véhiculaient cette image. Idem dans les films populaires français des années 70, qui célébraient la culture machiste et la chosification des femmes ».

« Au-delà du féminisme, tout en l’englobant, le plus important est de pouvoir inventer sa propre vie. »

Bruno, graphiste – 56 ans, en couple, région parisienne

Jouer un rôle, en politique comme au cinéma

Avec l’affaire Weinstein, le mouvement #MeToo et la libération de la parole, la situation a-t-elle changé aujourd’hui ?

« Les carcans sont toujours présents, tout comme les différences de liberté, de droits et de perceptions. On l’a d’ailleurs vu avec les critiques envers Nicole Kidman et Charlize Theron pour leurs rôles dans le film Scandale, sur le harcèlement au sein de Fox News : certains leur reprochent d’avoir été parties prenantes d’un système qu’elles dénoncent aujourd’hui. A-t-on fait le même reproche au réalisateur du film ? C’est très compliqué. Mais heureusement, des barrières tombent : ce qui était admis à une époque, comme l’illustre la sinistre affaire Gabriel Matzneff, n’est plus tolérable aujourd’hui. La fin sans doute de certaines normes bourgeoises. »

Stop au « women bashing »

Bruno déplore également « le bashing anti-femmes de pouvoir », citant en exemple les critiques subies par la maire de Paris, Anne Hidalgo – « pas sûr du tout qu’un homme qui appliquerait la même politique en recevrait autant », ou encore – tout est dit dans ce surnom –, par la Dame de fer, la célèbre Margaret Thatcher.

« On leur reproche d’adopter des manières d’homme mais elles sont sans doute obligées d’affirmer une certaine force de virilité, une intransigeance. Les femmes de pouvoir devraient pouvoir garder leur liberté de comportement, au lieu d’être poussées à jouer un rôle pour supplanter la phallocratie ambiante. »

Assumer sa part féminine, et en faire une force

Cette sensibilité à l’égalité femmes-hommes, Bruno la cultive depuis son adolescence. « Depuis mes premières relations amoureuses, je n’ai jamais considéré que ma compagne devait faire le ménage et la cuisine. J’ai toujours recherché un équilibre, en prenant en considération ce qu’elle est et ce qu’elle souhaite, plutôt que d’imposer mes attentes a priori. »

Une manière d’être et d’envisager la relation qui n’a pas toujours été appréciée : une de ses petites amies, pendant la vingtaine, avait regretté qu’il ne s’impose pas davantage, attendant « quelque chose de plus masculin dans mon comportement ».

Oui, on peut aimer bricoler ET cuisiner

S’il a pu en souffrir, Bruno n’a jamais changé de cap. « Je n’ai pas été élevé par ma mère, peu présente dans mes premières années. J’ai mis les femmes sur un piédestal, magnifiées, déifiées, et on a pu me le reprocher : certaines femmes ont besoin d’un certain type d’homme, et je ne cadrai pas avec ce modèle. Les archétypes et les stéréotypes me gonflent ! J’ai une part féminine assumée, c’est une de mes forces. Je suis très bricoleur, on me surnomme McGyver, mais je suis aussi capable de cuisiner et de faire le ménage, de pleurer devant un film ou de dire à mes enfants que je les aime. »

Une de ses amies apprécie de manier la perceuse tandis que son compagnon préfère préparer de bons petits plats ? « J’adore voir cela ! J’aime beaucoup cette différence, ce rejet de la norme, c’est à chaque couple d’inventer sa manière de fonctionner. »

Éduquer en fonction de la personnalité de l’enfant

Lorsqu’il est devenu père – un garçon puis une fille –, Bruno s’est naturellement investi dans son rôle de parent, profitant de travailler à la maison pour l’assumer pleinement. Ce qui, là encore, a été source de tensions avec sa compagne jusqu’à la séparation :

« J’étais travailleur indépendant, avec mon bureau à la maison, tandis que ma femme allait travailler. C’est comme si j’étais devenu l’homme/femme au foyer et elle la femme/homme qui part le matin bosser. Une espèce d’inversion des pôles – et des rôles admis socialement ! »

Par la suite il se retrouve père à 100 % pendant quelques années. « En termes éducatifs, les seules différences n’étaient pas liées à leur sexe mais à leur personnalité. Très vite, Juliette a eu de grandes qualités artistiques, tandis que Rémi était plus enclin au sport. J’ai donc adapté leurs activités à cette différence. »

Aller au-delà de l’égalité femmes-hommes

Pour Bruno, le féminisme dépasse la question de l’égalité entre femmes et hommes. « Pour moi, c’est un engagement qui vise la réappropriation, réelle et symbolique, de l’espace public dans toutes ses formes. Il s’agit de donner enfin aux femmes la place qu’elles n’ont jamais totalement eu dans cette culture patriarcale, masculiniste. L’égalité en est une des conséquences. » Comme d’autres hommes et femmes, Bruno regrette que le terme de féminisme soit si connoté par les luttes des premiers mouvements.

« Ce qui se passe aujourd’hui est essentiel, mais attention à ne pas tomber dans la radicalité, au risque de se tirer une balle dans le pied : il faut bien sûr exploser les codes, mais en étant intelligent, malin, fin, dans la manière d’amener ce rééquilibrage, pour éviter de cristalliser les oppositions. »

Favoriser l’épanouissement de chacun-e : la vraie bataille du féminisme ?

Avec sa compagne, il lui arrive d’évoquer le sujet.

« Parfois, elle estime qu’on va trop loin, alors que je suis convaincu qu’on a besoin d’aller loin ! Pour faire bouger les lignes, il faut aller vers un certain extrémisme, avant que le balancier se rééquilibre. C’est incroyable de voir, en 2020, à quel point les habitudes comportementales restent ancrées ; par exemple quand j’entends des réflexions d’hommes de ma génération envers des femmes qu’ils croisent. J’ai hâte d’arriver à l’équilibre. C’est bien d’annoncer que le comité de sélection des César va enfin devenir paritaire, ou que le gagnant du grand prix du festival de BD d’Angoulême est une femme. Le jour où cela se fera sans avoir besoin de le dire, ce sera encore mieux. On aura gagné quand on sortira des calculs, quand cela sera aussi naturel que de respirer. »

Lors des échanges avec Bruno, le terme « c’est compliqué » revient plusieurs fois. Déplorant que de jeunes hommes prennent du Viagra pour répondre à l’injonction de performance sexuelle, et que les réseaux sociaux empêchent l’authenticité, il s’alarme des excès du virtuel et de ses impacts sur l’épanouissement de chacun-e.

« Au-delà du féminisme, tout en l’englobant, le plus important est de pouvoir inventer sa propre vie, d’apprendre de ses erreurs, d’être bien avec soi et avec les autres, et ainsi de trouver son propre équilibre. C’est cet équilibre personnel qui permet, selon moi, d’être dans l’équilibre dans les rapports avec l’autre sexe. »

Bref un terreau fertile à l’avancée des combats féministes.

À propos de l’auteur

Neuropsychologue de formation, Gilles Marchand s’est ensuite tourné vers le journalisme, orientation « sciences cognitives », pour assouvir sa soif de comprendre l’être humain, ses forces, faiblesses et contradictions. Depuis quatre ans, il codirige Mediathena, agence de communication scientifique, qu’il a fondée avec son associée Diane – nommée présidente à l’unanimité des deux voix !