Bien que le lait maternel soit recommandé depuis l’Antiquité par la médecine comme l’aliment le mieux adapté à l’enfant, les impératifs du travail des femmes poussent à recourir à la nourrice. Le phénomène prend une ampleur toute particulière en France au XVIIIe siècle et jusqu’au début du XXe siècle avec la mise en nourrice à la campagne.

Article de presse, par Paule Valois, paru dans le magazine Historia

Lorsque l’enfant paraît…

Allaiter ou non son enfant, travailler ou non après la naissance, travailler à temps partiel, la garde des enfants, la relation avec l’enfant variable ou non en fonction des choix effectués dès la naissance, la culpabilité parfois de laisser son enfant à d’autres mais aussi des impératifs médicaux ou financiers qui ne laissent pas le choix, l’importance des aides de l’État aux jeunes mères, les congés maternité, etc.

Voici quelques éclairages historiques. Nous constatons que les préoccupations des femmes concernant la meilleure manière de conjuguer naissance d’un enfant et travail sont toujours les mêmes dans l’histoire et aujourd’hui.

Le lait premier aliment

Paradoxalement, la mise en nourrice trouve en partie son origine dans la tradition médicale antique qui reste une source des médecine savante et populaire au XVIIIe siècle. Les médecins se méfient du premier lait maternel et prônent de purger d’abord l’enfant avec du vin sucré, de l’eau, du miel, du sirop de chicorée ou de l’huile d’amande douce, puis de le faire allaiter par une autre femme en attendant que le lait de la mère soit prêt.

Ces prescriptions laissent la mère avec les douleurs de la montée de lait et, en réalité, poussent les femmes de la noblesse et de la bourgeoisie à se décharger complètement de l’allaitement. Dionis est ainsi le premier médecin à s’élever contre ces pratiques en 1718 dans son Traité général des accouchements. Il est relayé en 1767 par madame Le Rebours qui conseille l’allaitement maternel dès la naissance et s’élève contre les nourrices dans son Avis aux mères qui veulent nourrir leurs enfants, un texte qui va à l’encontre d’une pratique déjà fort répandue.

La mise en nourrice : un phénomène urbain

Le recours à la nourrice est très fréquent dans l’Empire romain où l’allaitement n’est plus considéré comme un devoir. En France, des nourrices vivent dans des familles de la noblesse dès le Haut Moyen Age, les dames ayant le souci de préserver leur poitrine des dégâts de l’allaitement tout en assurant leurs diverses obligations.

Ensuite, la mise en nourrice pour l’allaitement, à la campagne, et donc la séparation de la mère et de l’enfant, se répand au XVIIe siècle dans la bourgeoisie et, au siècle suivant, dans l’ensemble de la société urbaine, représentant environ 20 % de la population au XVIIIe siècle. Siècle auquel, la mise en nourrice atteint son apogée avec le développement urbain.

Dans les années 1730 à Paris, sur les 19 000 nourrissons nés chaque année, quelques milliers seulement sont nourris sur place par leur mère ou par une nourrice.

Un quart environ sont placés directement par leurs parents, de milieux aisés, à la campagne dans des zones proches de Paris et donc vite accessibles. Près de 10 000, soit plus de la moitié, sont placés à la campagne par les « bureaux des recommanderesses » qui se sont fait une spécialité de cette activité. Elles recrutent les nourrices (« sans vice » car le lait est supposé transmettre les défauts) et organisent le voyage des « meneurs » qui convoient les nourrissons, apportent les payes et, en retour, des nouvelles des enfants.

Une pratique liée au travail des femmes

C’est parmi les artisans et commerçants que l’on trouve les taux les plus élevés de mise en nourrice. Il s’agit là d’une réponse à des contraintes économiques : le prix de la nourrice n’est rien en comparaison de la perte financière représentée par l’absence du travail de l’épouse dans la boutique ou l’atelier:

  • 60 % des nourrissons placés en 1730 sont des enfants d’artisans ou d’ouvriers
  • 15 % de commerçants
  • 10 % sont des enfants de domestiques
  • 5 à 10 % sont issus de la bourgeoisie

Le reste concerne des professions variées : charretiers, soldats, etc. Le travail est donc bien la cause première. On peut y ajouter la séduction exercée par la campagne sur des populations qui en sont issues la plupart du temps : le bon air est supposé profiter aux petits et les paysannes être dotées d’une belle santé. Même si la réalité est bien différente : le manque d’hygiène, la fatigue et la pauvreté n’offrent pas forcément les conditions espérées.

À Lyon, en 1840, Louis-René Villermé enquête chez les soyeux et écrit :

« Presque tous les nouveau-nés sont placés en nourrice dans les départements voisins car les mères gagnent plus d’argent à travailler dans les ateliers de soie plutôt qu’à élever leurs enfants. Elles récupèrent le bébé quand il est sevré ou généralement quand il marche. »

Avec l’industrialisation, l’allaitement maternel gagne du terrain dans les ménages où seul le mari travaille à l’usine.

Mise en nourrice et mortalité infantile

Dans la France du XVIIIe siècle, 25 % des enfants meurent avant l’âge d’un an contre 19 % seulement chez ceux allaités par leur mère. Au milieu du siècle, la mortalité infantile des nourrissons mis en nourrice à la campagne est sans doute deux fois supérieure à la moyenne. À cette période, 90 % des 3 240 nourrissons morts dans 15 paroisses du Beauvaisis sont nés à Paris.

George D. Sussman a étudié les taux de mortalité infantile au XIXe siècle en les reliant à la mise en nourrice et aboutit à un certain parallélisme. Ainsi, il constate que les départements industrialisés de l’Eure et de la Seine-inférieure ont le plus haut niveau de mortalité infantile car on y trouve combiné la mise en nourrices rurales et l’alimentation au biberon. Les départements ruraux proches des grandes villes, et qui par conséquent accueillent des nourrissons comme l’Eure-et-Loire ou l’Yonne, présentent eux aussi des taux élevés. Inversement, les départements les plus éloignés des grandes villes ont les taux les plus bas.

En 1898, le taux de mortalité infantile pour les nourrissons parisiens placés à la campagne est encore de 15%, un taux supérieur à la moyenne nationale.

Critiques et évolution des mentalités

Le siècle de l’apogée de la mise en nourrice voit aussi l’émergence de sa critique. La réflexion de certains philosophes des Lumières, l’évolution de la pensée médicale – et sans doute du regard sur les enfants davantage considérés comme des personnes à part entière et psychologiquement distinctes (ce « sentiment de l’enfance » évoqué par Philippe Ariès) –, se conjuguent pour faire émerger une remise en question. Le coût en vies humaines touche les consciences.

Rousseau défend l’allaitement maternel, Joseph Raulin écrit De la conservation des enfants en 1768 et des médecins lancent une campagne contre les nourrices et pour l’allaitement maternel. Dans les années 1780, des philanthropes donnent des aides financières à des mères de famille afin qu’elles gardent leurs enfants près d’elles et, en 1786, madame d’Oultremont crée, avant bien d’autres, une Société de charité maternelle.

Retrouvez dans la suite de cet article l’histoire du biberon et la commercialisation de la mise en nourrice :

Bibliographie

  • Au temps des nourrices du Morvan, Noëlle Renault, 1997
  • L’heureux événement : une histoire de l’accouchement, Musée de l’assistance publique-hôpitaux de Paris, 1995
  • Les nourrices, Gilbert Astorg, Marcel Vigreux, AHDP, 1994
  • Selling mother’s milk : the wet-nursing business in France, 1715-1914, George D. Sussman, Université de l’Illinois, 1982.

À propos de l’autrice

Paule Valois est guide-conférencière professionnelle, historienne, journaliste. Elle propose des visites thématiques, fait découvrir le Paris historique, visible dans l’art de ses monuments et le destin de ses grandes figures, mais aussi l’histoire des Parisiens, et des femmes en particulier, à travers les événements historiques mais aussi la législation et les habitudes de la vie quotidienne.

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